Oubli memoriel : qu’est-ce que la guinée a fait de la mémoire de kwamé turé ( stokely carmichael) vingt ans après sa mort ?

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Cétait à Conakry. Certainement en début d’année 2011, bon enfin, je ne m’en souviens plus exactement. Ce soir, lors  d’une émission radiodiffusée,  le nom de Stokely Carmichael, rebaptisé Kwamé Turé, fut cité. Carmichael…Kwamé Turé ? Oui, ce nom-là m’était très familier. Je savais, depuis  décembre 1998, à sa mort que Stokely Carmichael fut un leader africain américain, un membre proéminent du  ‘’Black Panther’’. Personne ne m’avait parlé de lui. J’ai appris à  le connaitre par moi-même, qu’après sa mort, dans les colonnes du journal ‘’Jeune Afrique’’. Mon père achetait quotidiennement des tas de journaux guinéens et étrangers. C’est ainsi qu’en décembre 1998, précocement initié à la lecture, je feuilletais les pages du journal ‘’Jeune Afrique’’. Une photo du président Conté, habillé dans son traditionnel grand boubou, figurait en première page et je n’oublierai jamais ce fameux titre: « Que le meilleur gagne ».

Moment d’efférence électorale en République de Guinée, le président Lansana Conté avait livré un entretien exclusif au journaliste Cheikh Yerim Seck. La campagne suivait son train : les militants de l’opposant irréductible, Alpha Condé, sont déterminés à arracher le morceau après une première victoire, en 1993, qu’ils estimaient « usurpée ». Bah Mamadou, un autre opposant notoire, sillonne le pays. Il en était de même pour d’autres acteurs politiques tels que Siradio Diallo (ancien journaliste à ‘’Jeune Afrique’’, reconnu comme le bras armé de la lutte contre le régime de Sékou Touré), Jean Marie Doré (l’homme à la réputation de taupe magique) , le professeur d’université Charles Pascal Tolno etc…

Pourtant, au même moment, en novembre 1998, décédait, à l’hôpital  Ignace Deen de Conakry, une des figures les plus remarquables du mouvement des droits civiques aux Etats Unis d’Amérique, celui qui se présentait comme un apôtre du panafricanisme militant et rédempteur : Kwamé Turé Aka Stokely Carmichael.

Les médias publics- puisqu’il n’y avait pas de télévisions ou de radios privées à l’époque- n’ont pas relayé la nouvelle de la mort. C’est un silence radio complet. Quelques journaux, encore affiliés à l’idéologie de l’ancien parti dominant- le PDG- RDA dans lequel Kwamé Turé occupait un rôle au Comité Central–  en parlent. ‘’Jeune Afrique’’, journal africain souvent étiqueté « d’alimentaire, de réactionnaire ou de néocolonialiste »  par les tenants de l’idéologie révolutionnaire en Afrique, livre un très bref article sur le sujet. De surcroit ! J’apprenais qu’il fut l’époux de la célèbre chanteuse sud-africaine, Miriam Makeba, vivant et naturalisée en  Guinée sous la Révolution.

Lorsque, ce soir de l’année 2012, j’écoutais parler de Carmichael, leader noir américain devenu par la force des convictions le trait d’union entre l’Amérique noire et l’Afrique, je  n’ai pas résisté à l’idée de rédiger un petit texte prosaïque qui, jusque-là, me parait définir insuffisamment la valeur et le symbole que l’homme représentait pour la communauté noire à travers le monde:

« Le combat de Kwamé Turé nous rappellera toujours que nous sommes d’une race qui ne sait pas trépasser, d’une race dont le passé est tragique mais qui a appris à tirer de ses peines une leçon de dignité, de fierté et de courage qui permettra à la liberté africaine de se déchainer tel un torrent colérique déterminé à délivrer les peuples opprimés de tous les oppresseurs ».

Ce texte n’est qu’une chandelle dans l’immensité cosmique de l’œuvre de Kwamé Turé.  Kwamé Turé fait partie des rares descendants de déportés africains aux Etats Unis revenus en Afrique, à un âge relativement jeune, pour se retremper dans leurs racines et reprendre une identité africaine. Kwamé Turé, personnage énigmatique, l’homme suscite des sentiments partagés d’admiration et de haine.

L’intelligence des guinéens, prisonnière des péripéties du temps et des changements de régime, ne peut pas concevoir l’homme dans toute sa dimension. Elle obéit à celui qui détient les leviers de commande ou le cordon de la bourse. Elle s’est affranchie de l’emprise idéologique qui prône la prééminence de l’être à l’avoir : le substrat de la pensée et de la pratique révolutionnaires.

-Qui est Stokely Carmichael ?

Stokely Carmichael, de son nom de baptême, est originaire de Trinidad et Tobago où il naquit le 21 juin 1941. Il immigre aux Etats Unis, le 14 juin 1952, pour y rejoindre sa famille dans le Bronx (New York). Et, en 1958, il obtient la  nationalité américaine.  Mais, très vite, il est bouleversé par le phénomène de déclassement social aux Etats-Unis d’Amérique. Automne 1960, il est inscrit au lycée scientifique du Bronx où, déjà, il se distingue comme un leader d’opinion, un élève studieux et meneur. Stokely Carmichael est vite admis dans une prestigieuse université blanche, l’Université Harvard. Contre toute attente, il refuse d’y aller et décide de se faire inscrire àl’Université Howard de Washington, appelée aussi Black Harvard. C’est déjà le signe d’une conscience sociale qui va orienter, durant toute sa vie, ses convictions.  A Howard, il dirige le Student Nonviolent Cordinating Committee (SNCC : Comité de Coordination des Etudiants non violents). Très proche, au départ de Martin Luther King, il avait une conception de la non-violence distincte de celle prônée par ce dernier. Si la non-violence était un principe pour le pasteur King, Stokely Carmichael la considérait comme une tactique. Il fustigeait- sans entretenir de dissensions bien entendu- les partisans de l’intégration des noirs aux institutions de la classe moyenne américaine : sorte de réquisitoire du racisme institutionnel américain.

En 1967, il renonce à la tête du SNCC. Multipliant les contacts avec les leaders du Tiers-Monde (Cuba, Chine, Vietnam), il rejoint le Black Panther Party, mouvement révolutionnaire de libération des afro-descendants d’inspiration marxiste- léniniste et maoïste. Carmichael s’impose par son charisme. En moins d’une année, il en devient le premier ministre honoraire. Défenseur des positions tiers-mondistes, il fustige virulemment la guerre du Vietnam. En cela, une forte sympathie se crée entre lui et le boxeur Mohamed Ali. Il soutient aussi par ailleurs la cause palestienne défendue par Yasser Arafat.

-Le 8ème Congrès du Parti Démocratique de Guinée (PDG) en automne 1967

Du 25 septembre au 2  octobre 1967, c’est le 8ème congrès du Parti Démocratique de Guinée (PDG) , parti du Syli (Sékou Touré), et la célébration du 9èmeanniversaire de l’indépendance de la République de Guinée (2 Octobre).

La Guinée baigne dans l’effervescence du panafricanisme militant, des quinzaines artistiques, de la dignité africaine retrouvée. Kwamé N’Krumah , le premier président de la République du Ghana, père du « consciencisme africain », vit en Guinée depuis sa chute du pouvoir en 1966. Amilcar Cabral, le secrétaire général du Parti Africain de l’Indépendance pour la Guinée Bissau et le Cap Vert (PAIGC), réside aussi à Conakry. Il a obtenu, de son camarade Sékou Touré, l’autorisation de faire de la République de Guinée la base arrière de son mouvement de libération contre la domination portugaise.

Miriam Makeba, célèbre diva internationale, militante anti apartheid, est à Conakry. Elle incarne la double figure, culturelle et politique, de la Révolution Africaine. Elle est accompagnée de Stokely Carmichael, son futur époux. Quelques années plutôt, depuis les Nations Unies, l’ambassadeur guinéen Achkar Marof avait fortement impliqué les deux lors de la création du Comité Spécial de Lutte contre l’Apartheid.

Pour le 8ème congrès du PDG, c’est le journaliste Ansoumane Bangoura, de la « Voix de la Révolution » (radiodiffusion guinéenne) qui est chargé de couvrir leur séjour en Guinée. Il m’a confié, dans un échange, que Miriam Makeba et Stokely Carmichael étaient ensemble en Guinée lors du 8ème congrès du PDG. Mais, que cependant, qu’ils  ne sont  ni arrivés en même temps, ni repartis ensemble. Carmichael promet toutefois à Sékou Touré de revenir s’installer en République de Guinéepour poursuivre sa lutte.

De retour aux Etats Unis d’Amérique, les concerts de Miriam Makeba sont boycottés par l’Amérique blanche et ses contrats sont annulés. Au même moment, Stokely Carmichael est traqué par le FBI. Deux ans après, en 1969, le couple décide de quitter l’Amérique ségrégationniste pour vivre en République de Guinée, chez Sékou Touré, le brasier incandescent de la Révolution Démocratique Africaine. Ce voyage de Carmichael et de Miriam, à Conakry, se solde par leur mariage célébré par Sékou Touré de la Guinée et Julius Nyerere de la Tanzanie. Le symbole est fort : un truculent leader noir américain épouse une diva anti apartheid en Guinée, le « tombeau de l’impérialisme et du colonialisme en Afrique ». Une noce de surcroit célébrée par deux leaders africains qui ne sont pas des moindres à cette période d’Afrique postcoloniale.

A Conakry, sous le régime de Sékou Touré, il vit dans une des résidences ministérielles. Il a été désigné comme conseiller du Responsable Suprême de la Révolution. Et, le 22 novembre 1970, soit un an après son arrivée en Guinée, Kwamé Turé vit, avec le peuple guinéen, les circonstances dramatiques de l’agression impérialo-portugaise contre la République de Guinée. D’après les informations recueillies chez un certain nombre des thuriféraires du Parti Démocratique de Guinée (PDG) , Kwamé Turé aurait suivi et filmé de sa fenêtre le débarquement des armes par les portugais et certains complices guinéens (des noms que je me réserve de citer pour le respect des mémoires et de la présomption d’innocence).

Du concept de pouvoir noir à la défense de la Révolution africaine, Stokely Carmichael devient l’apôtre de l’idéologie de Sékou Touré (Sekoutouréisme) et de Kwamé Krumah (Krumanisme). En 1978, Il établit le pont entre les deux leaders en se rebaptisant de Stokely Carmichael à Kwamé Turé. Il s’appelle désormais Kwamé Turé et il prône la naissance d’une idéologie typiquement africaine. Son ancien nom, pour lui, vient de la période d’esclavage des noirs : c’est le nom attribué par le maître à l’esclave.

-Kwamé Turé après la mort de son protecteur en 1984.

Après la mort du président Ahmed Sékou Touré, le 26 mars 1984, et la prise du pouvoir par le Comité Militaire de Redressement National (CMRN), le 3 avril 1984, Kwamé Turé est délogé de sa résidence ministérielle. Il réside un instant à la villa Andrée Touré (chez l’épouse de Sékou Touré) et, en 1987, est par la suite expulsé par les autorités guinéennes sous le régime de Lansana ContéKwamé Turé est accusé de complot par le CMRN. Il est arrêté et libéré par la suite. Confiant de la renaissance de son idéal, la Révolution Démocratique Africaine, il ne quitte pas la Guinée. Il y vit modestement, à Ratoma (quartier de Conakry), et il est fréquent aux Etats Unis d’Amérique pour y animer  des colloques sur le panafricanisme révolutionnaire et la nécessité de l’unité des peuples noirs. A l’avènement du multipartisme intégral en Guinée, le voilà qui contribue immensément à la renaissance du Parti Démocratique de Guinée (PDG). Avec quelques anciens du régime défunt, ils organisent les jeunes et ils effectuent des tournées avec quelques membres du parti. Renaissance difficile à opérer dans un contexte de « Désékoutouréisation de la Guinée » et de « diabolisation du parti ».

Informé de la nature de sa maladie (un cancer de la prostate), Kwamé Turé fit parvenir, des Etats Unis, une lettre à un ami (un certain Thiam) à Conakry. Dans cette correspondance, comme dernier vœu, il souhaite que son corps soit inhumé à Conakry, sa terre africaine. Depuis son divorce, en 1979, avec la militante anti-apartheid, Miriam MakebaKwamé Turé fut par la suite le père de deux enfants, Bokar Biro Turé et Alpha Yaya Turé, tous de mères guinéennes.

-15 novembre 1998, hôpital Ignace Deen de Conakry.

Kwamé Turé y est hospitalisé. De son lit de malade, il psalmodie: « Prêt pour la Révolution… ». Ce mot d’ordre semble lénifier sa peine des derniers instants de sa vie : « Prêt pour la Révolution… ». Oui, jusqu’à son dernier souffle, il a cru en l’Afrique,  en la perspective révolutionnaire africaine.

Bientôt vingt ans après la mort de Kwamé Turé, l’on devrait s’interroger sur le coefficient affectif des guinéens pour une célébrité qui a vécu tout de même près de trente années parmi nous.  Alors qu’il avait toutes les meilleures possibilités à sa disposition, de par son sens de l’unité militante des peuples d’Afrique, il a choisi sa terre africaine de Guinée même dans la mort. Ne faut-il pas s’offusquer de constater que ni école, ni rue, ni édifice etc…ne porte son nom ? Ce déficit mémoriel est un cancer pour la Guinée. L’on se rend facilement à l’évidence de la perte de valeurs de notre pays, de la baisse du sentiment national et du mépris que nous vouons nous-mêmes à notre continent.

C’est Baïlo Telivel Diallo, homme de culture, idéologue du panafricanisme révolutionnaire, et camarade de l’homme, qui sait magnifier Kwamé Turé (Stokely Carmichael) à sa juste mesure :

« Il m’a amené à me poser des questions profondes et décisives sur mes positions théoriques et idéologiques. Je le place dans mon panthéon au même niveau que le Che ».

Je ne vais pas faire pleurer dans les chaumières. Ce témoignage à lui seul est suffisant ; il peut servir d’épitaphe à la mémoire collective.

Par Dramane Dédé DIAWARA 

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